A l’occasion de sa sortie en salle le 23 novembre 2016, le film La fille de Brest amorce un lourd constat : un laboratoire qui a commis de graves erreurs, certes; mais des institutions publiques qui, elles non plus, n'ont pas fait leur travail. Un système si faillible qu'une erreur partie d'en haut glisse irrémédiablement, de faille en faille, au bas de la chaîne, dans le creux de vos mains, avec un grand verre d'eau pour faire passer le venin. A notre santé ! 


Ainsi, malgré un aperçu forcément partiel et partial – l’art est un engagement, ici légitimement en faveur d’Irène Frachon – de l’affaire, le film pose des questions qui dépassent largement le cadre de la fiction. Et c’est le point de départ de notre enquête, qui se veut à la fois un bilan de l’affaire aujourd’hui, et une ouverture sur les problèmes qu’elle révèle sur notre système de santé. Quand il y a un accident, la première pensée va aux blessés, puis on cherche la cause, le ou les responsable(s). Mais, immédiatement après, il faut faire cet effort d’analyser le contexte, de comprendre ce qui rend ces erreurs possibles, de trouver les fuites dans le mécanisme. Il y a un temps pour l’accusation et le jugement, mais un temps aussi pour la remise en question. 

Dans ce système complexe, ne sommes-nous pas tous responsables, voire coupables ? 

Faute avouée, à moitié réparée. 

Notre réaction face aux scandales sanitaires est malheureusement toujours la même. Les médias font beaucoup de bruit et la terreur s’empare de la population jusqu’à l’étouffement progressif qu’impliquent les lentes suites juridiques. Et notre première erreur est alors d’oublier, de considérer l’affaire « réglée » et de s’en retourner serein à notre quotidien. Pourtant, seules une prise de conscience générale et une vigilance accrue à tous les niveaux de l’échelle pourraient nous garder de reproduire inexorablement les mêmes erreurs. Le Mediator n’est pas une exception. D’autres médicaments en circulation posent question. D’autres encore sont clairement soumis à contrôle, voire officiellement ôtés de la vente, mais s’achètent en masse sur Internet… Accuser les laboratoires Servier, c’est une étape nécessaire, mais pas suffisante, pour faire que cette catastrophe dévoilée en évite d’autres. 

Le désastre du Mediator dépasse largement les portes du laboratoire Servier, même si l’on souhaiterait tous des causes maîtrisées, un coupable tout désigné. Ce n’est pas aussi simple et, en un sens, heureusement. Il s’agit du premier groupe français indépendant en pharmaceutique et il emploie plus de 21 000 personnes à autre chose qu’empoisonner les gens, met au contraire au point de nombreux traitements efficaces qui vous soulagent peut-être aujourd’hui. Il y a eu des erreurs, il y a eu des coupables, il y a peut-être encore des personnes peu scrupuleuses ou incompétentes dans cette très grande entreprise, comme il y en a, il faut l’admettre, dans la plupart des entreprises. Le laboratoire Servier payera longtemps ce scandale par l’image diabolisée que les médias lui ont façonnée mais on ne peut nier l’effort de transparence du groupe sur le suivi des victimes et leur indemnisation, ni en aucun cas le réduire à ce seul médicament. Ce serait aussi dangereux et contre-productif que des assimilations type « le nazisme c’était les Allemands » : c’est bien pratique, ça dédouane tout le monde, ça évite l’examen de conscience et la remise en question, mais c’est odieux et parfaitement faux : ne pas regarder les problèmes en face, c’est permettre au mal de se reproduire en changeant simplement de visage.

Gardons en tête en attendant que l’entreprise Servier paye de graves erreurs commises par une minorité de ses membres et par d’autres éminences de la santé, aucunement liées au groupe Servier. Ce n’est pas une grosse bête à crocs mais un groupe de personnes qui, en attendant, est à l’écoute des victimes et saura, espérons-le, mener le processus d’indemnisation à bien et faire que la sécurité sanitaire ne soit plus jamais une publicité mensongère.

Quand le serpent se mord la queue. 

Parce qu’il est urgent de recréer un dialogue transversal le long de la chaîne de la santé et que ce n’est pas en opposant mais en confrontant les points de vue qu’on peut atteindre ce but, nous avons choisi d’interroger les mieux placés pour ausculter la situation actuelle, à savoir Irène Frachon, pneumologue à l’hôpital de la Cavale Blanche à Brest (entretien à découvrir en intégralité ici) et Laurent Boussu, Directeur du département Gestion des risques et assurances des Laboratoires Servier (entretien à découvrir en intégralité ici). S’opposent-ils ? Oui. Sont-ils fondamentalement en désaccord ? Non. Ils ne se font pas confiance et on le comprend sans peine. Mais derrière la posture défensive de l’un et la posture attaquante de l’autre, les frontières sont poreuses et les buts similaires : faire que toute la chaîne de la santé travaille en cohérence vers une meilleure maîtrise du risque patent.  Les mots ne remplacent pas des actes, mais une même vision de part et d’autre des problèmes et solutions envisageables laisse tout de même croire en un possible déblocage, si du moins chaque niveau du système s’applique à tendre vers ce même objectif. 

Nous avons aussi interrogé des pharmaciennes, docteurs en pharmacie et consommateurs impliqués, afin de compléter un tour d’horizon nécessaire d’une chaîne visiblement grippée pour qu’une telle dérive puisse perdurer pendant 30 ans. Le constat ? Tout un symbole : « c’est le serpent qui se mord la queue ». 

Sur les emblèmes de la médecine et de la pharmacie, du bâton d’Asclépios à la coupe d’Hygie, le serpent semble soudain nous rappeler le b.a-ba de la médecine : combattre le mal par le mal. depuis la nuit des Temps. 

Irène Frachon le rappelle avec force : le médicament est toujours toxique ! C’est une substance active cachée dans son plâtre d’excipients pour que notre organisme l’absorbe sans broncher. C’est un corps étranger qui remplace ou supprime, stimule ou bloque, est utilisé pour ses effets jugés bénéfiques et malgré ses actions (voire interactions) périphériques, les fameux effets secondaires. Nous voyons un comprimé : notre corps voit un intrus. Du médicament au poison, il n’y a qu’un geste, une mauvaise décision. 

Une surdose de soleil ? Insolation. De nourriture ? Indigestion. De médicaments ? Intoxication. Le dernier maillon de la chaîne, malheureusement, a tendance à l’oublier. Puisque le médicament nous soigne, il est de notre côté. Et cette grossière erreur n’est qu’accentuée par l’effacement progressif des frontières entre pharmacie et parapharmacie, maladie et inconforts. On va à la pharmacie aussi pour lutter contre tous ces désagréments qui minent : anxiété, fatigue, kilos en trop… Et on prend l’habitude des pilules miracles, des boosters de santé agissant plus sur nos volontés que nos organismes. Entre un coupe-faim naturel et chimique, fait-on vraiment la nuance ? Pire, ne se dit-on pas : « c’est de l’autre côté du comptoir, ça va mieux marcher ! » ? 

De la recherche à nos vies, il y a un commerce qui se nourrit de nos excès, de nos angoisses, de nos aveuglements, mais un système de santé qui se meurt de nos dérives et inconsciences : les médicaments mal conçus sont la peste du système, mais les médicaments bien conçus ne fonctionnent que s’ils sont appropriés et bien consommés : auto-diagnostics, non-respect des doses, mépris des notices sont autant d’habitudes qu’on perd étrangement quand on se sent vraiment en danger. C’est dire qu’on sait, au fond, qu’on fait les cons. 

Bénéfices du doute et marges d’erreur : l’incertitude rapporte. 

Un médicament est admis sur le marché après estimation d’un rapport bénéfice / risques favorable. Cet examen est toujours partiel, soumis à caution, car seuls le temps et l’analyse de résultats à grande échelle peuvent compléter le CV d’une molécule employée à nous guérir. Il n’est donc pas rare qu’un médicament comme le Médiator se révèle, après quelques années, plus dangereux qu’on ne le pensait. 

La DGS et l’ANSM (anciennement AFSAPPS) encadrent et suivent le marché du médicament et peuvent ainsi à tout moment alerter la communauté médicale des dangers révélés à l’usage, voire suspendre directement la commercialisation d’un médicament. Mais ces dernières ont elles aussi leurs limites : elles ont certes alerté – tardivement – des risques liés au Mediator, elles ont certes déconseillé sa prescription en tant que coupe-faim, mais, alors qu’à l’étranger on le retirait de la vente dès 2004, il fallut attendre le coup de poing d’Irène Frachon fin 2009 pour qu’il en aille de même en France ! Est-ce un cas isolé ? Au vu de tous les retraits du marché et plans de gestion des risques enclenchés juste après l’affaire du Mediator, on devine qu’il n’est pas rare que des médicaments inquiètent sans être inquiétés. L’ANSM semblait alors se donner bonne conscience, sans trancher, Les laboratoires, médecins et pharmaciens étaient grâce à elle, au courant des risques mais si, comme l’ANSM, ils privilégiaient la vertu aux vices notés sur la notice, c’est fatalement à nous que revenait la décision finale. 

Est-on les mieux placés ?  Evidemment non, mais notre inconscience s’avère très rentable. On nous vend nos rêves en plaquettes en nous prévenant des risques, mais on est libre ensuite de faire la sourde oreille : « à les écouter on risque les pires horreurs en prenant un Aspégic ! ». Le pharmacien ou médecin sans scrupules s’assure notre fidélité et ne se met pas en faute pour autant : il a informé, fait passer la responsabilité. et soulagé son client – appelons un chat un chat. C’est qu’on serait presque fiers de voir l’ordonnance s’allonger : « Ah, je le savais bien que j’étais vraiment malade ! »… Science sans conscience n’est que ruine de la sécurité sociale, mais tant qu’elle rembourse ! 

La situation est-elle semblable aujourd’hui ? Heureusement non, et là encore, Irène Frachon peut être fière de ses effets secondaires. Le discours dans les pharmacies est unanime. Depuis le Mediator, la vigilance est accrue, le contrôle renforcé. C’est une tendance générale qui n’empêche pas les dérives et n’élimine en rien tous les médicaments dangereux du marché. Leur prescription est a priori bien mieux encadrée, mais plusieurs pharmaciennes nous ont rappelé qu’encore une fois, tout dépendait du professionnalisme de chaque médecin ou pharmacien soumis comme tout le monde aux pressions du bénéfice, d’où l’importance de bien choisir nos intermédiaires de santé, de ne faire confiance qu’aux personnes formées et d’éviter à tout prix les achats en ligne. Du bon conseil et du bon diagnostic découlent les bons traitements, d’où la nécessité de s’entourer de gens compétents et de confiance : tout médicament inadapté est un Mediator en puissance. 

Les bons intermédiaires de santé, de l’hôpital à la pharmacie de quartier, sont parfaitement à jour des mises en garde de l’ANSM et ne les prennent pas à la légère. Une majorité d’entre-eux avait arrêté de prescrire le Mediator bien avant son retrait. C’est leur réputation qui est en jeu et, à terme, un patient contrarié mais guéri à chaque fois vaut mieux qu’un patient complu à souhait et mort rassuré. Beaucoup de médicaments inquiètent encore, sont surveillés sans être condamnés. La part de responsabilité d’un médicament dans les complications de santé d’un individu parmi tant d’autres reste très diffficile à prouver, on le constate avec le Mediator, et, sans certitudes le bénéfice du doute prime ; le médicament est efficace, il rapporte, alors on attend d’avoir le recul nécessaire pour justifier des mesures extrêmes. Nous sommes tous des cobayes car c’est ainsi que la recherche progresse. Néanmoins, rien ne nous oblige à marcher sur les terrains déjà minés, à agir machinalement, aveuglément, et nous avons le droit et le devoir de nous informer sur les traitements qu’on s’inflige, comme nous devons être à l’écoute de nos corps et s’inquiéter du moindre effet indésirable. Un formulaire de signalement d’effets indésirabls est disponible sur le site de l’ANSM, n’hésitez pas à communiquer vos doutes ! Tous coupables mais tous capables de changer. 

Il reste encore sur le marché des médicaments douteux : l’Orlistat, par exemple, est un médicament lui aussi utilisé contre l’obésité, et est lui aussi sous surveillance depuis très longtemps, présentant, selon l’ANSM, des risques « d’atteintes hépatiques rares mais graves ». Il a été retiré du commerce sous le nom commercial d' »Alli », décision probablement accélérée par le scandale du Mediator, mais il s’achète toujours sur Internet ! Quant à son équivalent, le Xénical, il est toujours vendu en pharmacie… 

La liste de ces indomptables est longue et évolutive. Notre santé dépend de sciences éminemment complexes et, dans la grande majorité des cas, manipulées par des experts très compétents et fiables. Mais la science, comme notre société et les dangers qui nous menacent, évolue constamment ! Rien n’est donc jamais réglé et on doit s’attendre à ce que de nouveaux médicaments soient intégrés sans filet au marché. Le Benfluorex, nouveau venu dans le traitement de l’alcoolisme, semble d’une efficacité spectaculaire. Mais il inquiète déjà pour ses effets secondaires. Alors que faire ? L’alcoolisme est un fléau qu’on doit affronter coûte que coûte. Coûte que coûte. C’est efficace. On risque, parce que les alcooliques sont déjà en danger de mort, parce qu’ils en sont déjà à attendre un miracle. D’où l’absolue priorité d’apprendre ensemble à mieux gérer les risques, parce qu’on ne peut pas toujours les éviter. 

On estime à 150 000 hospitalisations et 15 à 30 000 décès annuels le nombre de cas liés aux médicaments (sources : Effets secondaires, le scandale français, Irène Frachon et Antoine Béguin, Le racket des laboratoires pharmaceutiques, Michèle Rivasi). Le parallèle est atroce mais éloquent : c’est en moyenne 4 à 8 fois supérieur au taux de mortalité au volant. 

Restons vivants. Restons vigilants. 

Tiphaine Kervaon

Pour aller plus loin, retrouvez nos entretiens avec Laurent Boussu, Directeur du département Gestion des risques et assurances des Laboratoires Servier, et Irène Frachonpneumologue au CHU de Brest (Hôpital de la Cavale Blanche).

A lire aussi
– Présentation du film La Fille de Brest
– Chronique du livre : « L’affaire Médiator, un devoir de vérité » du professeur Jean Bardet


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