Ancien indépendantiste et activiste breton avant d’être reporter à La Vie catholique, éditorialiste au Matin de Paris puis au Figaro pendant quinze ans, Jean Bothorel obtint un immense succès en 1986 avec son livre confession Toi, mon fils. Sept ans plus tard, il est récompensé par le Goncourt de la biographie pour son livre consacré à Louise de Vilmorin. Sa dernière publication, Nous avons fait l’amour, vous allez faire la guerre, explore avec une acuité redoutable trois décennies de vie politique française. Bretagne Actuelle l’a rencontré pour un entretien exclusif. 


Jérôme Enez-Vriad : Votre Journal commence le 10 mai 1981 et se termine le 22 mai 2012. N’est-ce pas en quelque sorte une chronique « De Mitterrand à Hollande » ?
Jean Bothorel : Pas tout à fait. Cette hypothèse fausse l’idée du journal tenu durant trente années. 40% des pages concernent la politique, le reste a trait à l’économie, la culture, les voyages… Ce n’est pas un journal politique au sens propre, plutôt une promenade à l’intérieur d’une époque.

Votre livre fait penser à 30 ans de dîners en ville de Gabriel-Louis Pringué (paru en 1948) Des anecdotes, la description d’un monde qui détient le pouvoir, les mœurs d’un monde en fin de vie…
JB : J’ai lu 30 ans de dîners en ville lorsque je travaillais sur la biographie de Louise de Vilmorin. Il s’agit en effet d’un journal qui décrit les salons parisiens d’avant la Première Guerre mondiale. Pringué évoque peu la politique. Mon journal est en revanche plus proche de celui de Maurice Garçon* qui, de 1912 à sa mort en 1967, a consigné presque chaque soir les événements, petits et grands, dont il était témoin ou acteur, et c’est précisément l’idée de mon travail. Les petites choses révèlent les grandes. 

Vous dénoncez la suffisance, l’incompétence, la lâcheté de nos dirigeants et des journalistes…
JB : J’évoque l’épuisement de la démocratie sous différents aspects. Je fais le tableau d’une époque qui s’apparente à la fin de celle des Lumières, et d’un déclin qui touche beaucoup de pays occidentaux. Cette évidence est rarement, voire jamais, prise en compte par les journalistes.

France sur le déclin ?
JB : L’Europe, telle qu’elle s’est construite, conduit à une impasse, je le crains. Depuis 1957, nous n’avons pas été fichus de faire une Europe politique et je ne vois pas qu’il puisse y en avoir une avec 27 États-membres. Les politiciens le savent. Nous vivons dans une zone économique de libre-échange. A force d’avancer « cul par-dessus tête », nous en sommes au constat actuel : l’Europe n’a aucune détermination politique et militaire, et il n’existe pas davantage d’Europe sociale et culturelle.

Quelle est la solution ?
JB : Il faut revenir à 8 États-membres : France/Allemagne/Italie/Espagne/Portugal et l’ancien Bénélux : Belgique/Luxembourg/Pays-Bas ; quitte à créer une Europe à deux vitesses. Seulement voilà ! Le politiquement-correct a vidé le débat de son sens. Plus aucun pragmatisme n’est de mise. Impossible d’aborder sereinement des sujets comme l’Europe, l’éducation, l’immigration, le communautarisme. Sans vraies questions il n’y a pas de bonnes réponses.

N’y a-t-il que l’immigration qui pose problème ?
JB : Bien sûr que non. Mais réinventer l’Europe c’est le faire avec nos voisins italiens, espagnols et portugais. Or, ces pays ont été jusqu’à présent des pays de migration, et non pas d’immigration ; leurs ressortissants venaient travailler chez nous. Aujourd’hui, ils sont en première ligne pour accueillir le Sud. Ils doivent apprendre à gérer cela alors que les seuils d’intégration saturent et sont source de problèmes sociaux qui vont crescendo depuis 30 ans. Le politiquement correct refuse de formuler clairement ces problématiques.

Nous vivons donc selon-vous dans un monde hors-sol ?
JB : Tout à fait. Selon un mode de dérégulation politique, économique et démographique.

Êtes-vous cependant optimiste ?
JB : Oui, parce que des crises émergent les fortes personnalités et les solutions.

Quelle serait votre solution ?
JB : Je crois davantage à une Europe des régions qu’à une Europe des États, laquelle a prouvé son échec depuis un demi-siècle. En Europe, la culture, c’est avant tout les régions. Pour crédibiliser l’espace européen, il faut revenir aux racines régionales, celles-là ne sont pas hors-sol. Notez qu’une région comme la Bavière est à elle seule plus puissante économiquement que la Grèce ou les pays baltes. Elle n’a cependant aucune représentation européenne directe. Est-ce normal puisqu’elle fait vivre une partie de l’Allemagne ?  

C’est Maastricht…
JB : Précisément. J’étais contre Maastricht, je n’ai cependant pas pu écrire une ligne à ce sujet tellement le politiquement correct commençait son travail de sape. Si la construction européenne reste hors-sol, si l’Europe ne revient pas à une forme d’enracinement culturel des différents peuples qui la composent, les urnes la sanctionneront sévèrement. Regardez le Brexit et la croissance de mouvements dits d’extrême-droite.  

A propos de région, quel serait aujourd’hui l’idéal d’une Bretagne bothorélienne ?
JB : Déjà, la Bretagne doit retrouver son territoire originel, c’est-à-dire les cinq départements. Il est incroyable que les socialistes aient pu faire autrement. Ensuite, une indépendance avec un système de gouvernement proche de la Constitution américaine serait bienvenue. Pas de Premier ministre mais un Président élu au suffrage universel direct. Un régime présidentiel, donc, et non parlementaire.

Indépendante mais européenne ?
JB : Bien entendu. Comme le réclament l’Écosse et la Catalogne face au centralisme britannique et espagnol. Une fois encore, le principe des Lander allemands pourrait être une solution intermédiaire. Vous savez, depuis 1981 il existe plus d’une centaine de rapports sur le centralisme. Aucun n’a jamais été pris en compte. Nous sommes un pays de provinces dirigées à Paris. L’un des plus centralisés au monde et l’un des plus déconnectés de sa classe dirigeante. L’actualité en témoigne.

François Mitterrand s’est pourtant risqué à « déjacobiniser »… 
JB : Non, lui et les autres ont fait semblant. Ils n’ont pas décentralisé, ils ont déconcentré, conservant chaque fois le même point d’ancrage décisionnaire, c’est-à-dire Paris.

Savez-vous pour qui vous allez voter aux présidentielles ?
JB : Oui.

No comment ?
JB : Nous pouvons commenter, au contraire, et dire ceci. Quel que soit le nouveau président, cela ne changera pas grand-chose. L’art des communicants et des médias consiste à nous faire croire le contraire. On peut juste dire que si Marine Le Pen est élue, l’électrochoc risque d’enclencher des mouvements de rues et surtout un changement radical de personnel gouvernemental. Si Macron est élu, il aura beaucoup de mal à gouverner faute de cimenter une nouvelle majorité.

Ce sont les deux seules options ?
JB : Non, je ne lis pas dans la boule de cristal. Il faut, évidemment, envisager la possible élection de François Fillon. Soulignons l’essentiel : il y aura très probablement après l’élection présidentielle une recomposition du paysage politique ; d’un côté, une droite dure, nullement fasciste ; de l’autre, un parti clairement social-démocrate. Quoi qu’il en soit, élue ou pas, Marine Le Pen peut gagner son pari : casser la droite et ramasser la mise.

C’est ce que vous appelez être optimiste ?
JB : C’est ce que j’appelle être lucide. Je pense qu’avec Marine Le Pen et Macron au second tour, les deux courants traditionnels qu’incarnaient les Républicains et le PS seraient les grands perdants de ce scrutin.

Si vous aviez le dernier mot, Jean Bothorel ?
JB : Ce serait celui de Maurras qui, comme chacun sait, était sourd et agnostique. Sur son lit de mort il aurait néanmoins murmuré ceci : « Enfin j’entends venir quelqu’un. »

Propos recueilli à Boulogne (92) le 14 mars 2017
Merci à Claire Fourier
© Jérôme Enez-Vriad et Bretagne Actuelle – Mars 2017

Nous avons fait l’amour, vous allez faire la guerre
Un livre de Jean Bothorel
Editions Albin Michel
600 pages – 23,90 €

* Maurice garçon : 1889 – 1967, est un avocat, essayiste, parolier, romancier, aquarelliste et historien français.

 


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