Nombreux sont ceux qui l’attendaient depuis des années : une autobiographie du Boss lui-même qui raconterait enfin son histoire, avec ses mots et ses sentiments. Bruce Springsteen serait-il à la hauteur des textes de ses chansons, dans lesquels il a tellement montré son aptitude à « raconter des histoires » ? Son talent de songwriter serait-il aussi celui d’un auteur d’une somme telle que ce « Born to run » de plus de 500 pages ?  Nous avons demandé à Hugues Barrière ce qu’il en pensait, lui l’éditeur et l’auteur, de Bruce Frederick Springsteen (éd. Castor Astral) et Born in the USA, anatomie d’un mythe aux Cahiers du rock (éd. Autour du livre). 



Auteur de deux livres sur Bruce Springsteen, avez-vous appris des éléments que vous ne connaissiez pas de la vie de Springsteen ?
Oui, de très nombreux éléments, notamment sur l’enfance et la jeunesse de Bruce, ou sur des périodes dites creuses, même si ces faits ne sont pas le seul intérêt de ce livre, qui fait la part belle aux impressions, aux intentions et aux sentiments du chanteur.

Diriez-vous qu’il se montre véritablement sans masque et le plus honnête (c’est ce qu’il indique : « laisser le lecteur entrer dans sa tête »)?
Oui et non. Comme toujours chez Springsteen, les choses sont plus complexes que ça. Je crois vraiment que ce que dit Springsteen est sincère mais il y a aussi beaucoup de choses qu’il ne dit pas, de champs qu’il n’aborde pas, et il ne tombe donc pas complètement le masque. Ce livre n’est pas à prendre comme une confession, encore moins un guide pour connaître et comprendre Springsteen de A à Z mais comme une œuvre, une œuvre littéraire, abordant la vie du chanteur en ouvrant certaines pistes. Ce livre est plutôt bien écrit et judicieusement construit, mais il obéit en plein à la méthode du storytelling à laquelle souscrit Bruce dans chacune de ses œuvres musicales, avec une couleur et une thématique centrales qui guident le reste. En cela, ce livre n’est pas très différent de l’un ou l’autre de ses albums, la musique en moins (même si le son de sa propre voix lisant son livre dans l’audiobook est une sorte de mise en musique). En fait, je dirais que ce livre est juste un des points de vue de Bruce sur lui-même. L’aspect business, par exemple, qui est central chez Bruce (le ying), est très peu abordé. L’aspect créatif, qui a été traité par ailleurs (le yang), n’est pas non plus très approfondi. Bruce botte en touche en disant qu’il ne sait pas comment ça lui vient. Je ne prétends pas révéler ni ignorer les mystères de la création mais il y avait quand même plus de choses à expliquer dans une telle biographie, eu égard à son immense talent de songwriter. Accessoirement, je mesure toujours une déclaration de ou sur Bruce (lorsqu’elle couvre la période concernée, 1975-1978) à ce qu’elle dit de son différend avec son premier manager Mike Appel. Or, sa façon de botter en touche, une fois de plus, et de renvoyer les tenants et aboutissants de cette ténébreuse affaire à un simple problème de jeunesse où tout le monde avait tort, n’est pas forcément ce qu’il y a de plus sincère. Là, on est en plein dans le storytelling et la communication maitrisée. Cet épisode de sa vie est l’un des rares où sa face sombre a eu un impact concret sur sa vie professionnelle, et pas des plus flatteurs pour lui. Il est peut-être là, son vrai péché originel.

Il évoque un caractère « insaisissable, jamais complètement crédible », comme une part d’imposture. N’évoque-t-il pas de ce point de vue souvent son « tour de magie », comme un mensonge originel ?
C’est justement la cause et la conséquence du storytelling. Entre ce qu’il y a dans la tête de Bruce Springsteen et ce qu’il en restitue artistiquement, il y a un saut créatif à la mesure de son talent. Nous, nous voyons l’œuvre admirable, le produit fini. Mais Bruce, lui, sait d’où sort tout ça. C’est cet écart que Bruce considère comme une imposture ou un tour de magie, car, même s’il travaille énormément, il considère qu’il a hérité gratuitement de ce talent qui lui rapporte des millions de dollars, comme s’il culpabilisait qu’une fée se soit penchée sur son berceau à lui, tout en  en étant conscient et reconnaissant. Sentiment de culpabilité qu’il combat en étant généreux, sur scène ou à la ville. Ou avec d’autres artistes qu’il considère hautement mais qui n’ont pas rencontré le même succès. Peut-être considère-t-il que les règles qui font le succès public ne sont pas les mêmes que celles qui font les bonnes chansons ou les bons artistes, et qu’il y a là une injustice qui lui aurait profité plus qu’à d’autres. 

Cela ne paraît-il pas à l’opposé de ce qu’on connait et imagine de lui, sensible mais ancré, sûr de lui et authentique ?
Les médias, qui ont besoin d’une image simple (et Bruce en joue aussi quand ça l’arrange), ont relativement délimité son profil public. Mais le chanteur est en réalité d’une complexité et d’une dualité considérables. Réécoutez la chanson Two faces. La certitude côtoie le doute. L’authenticité se heurte au storytelling, l’ancrage le dispute à la bougeotte…

Cela signifie-t-il qu’il a pu ne pas être sincère parfois, cédant à l’image que ses fans pouvaient avoir de lui en s’éloignant des nuances et d’une sensibilité qui le définissent mieux ? Oui, c’est probable, et cela participe aussi de ce sentiment d’imposture qu’il ressent parfois. Même si je pense, c’est là son paradoxe, qu’il est presque toujours sincère… y compris dans la dualité de ses sentiments.

On a le sentiment qu’il a souhaité comme lever un voile sur ce qu’il est réellement, comme s’il s’en voulait que l’on ne le voie pas comme il est fondamentalement. La « révélation » de sa dépression ne va-t-elle pas dans ce sens-là ?
Je n’en suis pas certain. Dans ses albums, Bruce a toujours raconté sa vie, par procuration. Ce livre est juste le nouveau chapitre, d’une forme différente, sans procuration, pour le coup. Chaque chapitre éclaire juste un peu plus le personnage. Disons qu’il ajoute un éclairage sur sa complexité maintenant que sa carrière est derrière lui, que ses fans et son public ont vieilli et sont capables de le comprendre. Et que lui a davantage de recul. C’était sans doute le bon moment.

Au-delà du récit passionnant de cette aventure hors-norme, il semble en refermant le livre que Springsteen est resté ce qu’il a toujours été, attaché à sa ville d’origine où il est revenu, obsédé par l’activité permanente ?
C’est le côté paradoxal de Springsteen, comme toujours, sincèrement attaché à son coin mais partageant sa vie entre le New Jersey et des tournées mondiales. L’homme ne trouve son équilibre qu’avec ses deux visages, l’italien et l’irlandais, l’électrique et l’acoustique, le globe-trotter et le gentleman farmer, le songwriter dépressif et la bête de scène exubérante, le catholique et l’anticlérical, la liste est longue…

Comment voyez-vous son engagement politique ? S’est-il toujours beaucoup investi ? L’a-t-on suffisamment entendu pendant cette campagne qui voit la victoire de Trump  (Springsteen a fait quelques déclarations deux mois avant les élections, évoquant Trump comme un « abruti » qui « fait honte aux Américains » et indiquant qu’il comprenait comment il pouvait sembler « convaincant » à certains en donnant « une réponse très simple à des problèmes très complexes ». En concert en Australie, ce mois de janvier, il a également déclaré qu’il faisait partie de « la nouvelle résistance à Trump » qu’il qualifie de « démagogue ») ?
Je vois l’engagement politique de Springsteen comme une certaine forme d’imposture, en fait (et peut-être que lui aussi, d’ailleurs, à en lire le premier couplet de We take care of our own). Non pas qu’il ne soit pas sincère dans ses idées, bien au contraire, mais juste parce qu’il y a une différence entre s’engager en politique (surtout quand, comme lui, on en a les qualités requises : charisme, vision, culture, influence, leadership, qualité d’expression, dualité… et d’autres encore, comme l’incarnation du rêve américain, ce qui n’est pas rien) et surfer sur les périodes électorales pour recruter de nouveaux publics, comme il a plutôt tendance à le faire. On n’a jamais vu Bruce défendre ses idées politiques publiquement, ni sur disque ni sur scène ni à la ville, en dehors des périodes électorales où la visibilité politique et médiatique était maximale et qu’il avait un disque à vendre, opportunément consacré à ce thème (Magic en 2008, Wrecking Ball en 2012). Or quand vos idées politiques ne sont exprimées que lorsque vous avez un disque à vendre ou une tournée à remplir, l’engagement peut légitimement paraître suspect. Bruce a d’ailleurs déjà confirmé qu’il préférait jouer du rock, ce qui est son métier, et qui est beaucoup plus amusant et gratifiant qu’un réel engagement politique sur le terrain. Tant qu’il parlait de la vie des gens dans ses disques, c’était un travail artistique, une mise en abime de la société américaine. Dès lors qu’il n’investit le terrain politique, muni de ses bonnes intentions, que dans le but de contribuer à vendre des disques qui lui rapportent à lui au lieu de bénéficier à sa communauté, la démarche semble forcément critiquable. De fait, on n’a jamais vu Bruce prendre sa guitare pour aller chanter en Grèce au temps fort de la crise, alors qu’il était pourtant sur place, en pleine tournée européenne, ni chanter au Mexique dont il dénonce dans The Ghost of Tom Joad le sort des immigrés aux Etats-Unis (sauf une fois, très récemment, en stade, pour le River revival tour, qui n’était pas très politique). Du reste, ni les Grecs ni les Mexicains dont il parle dans ses chansons ne pourraient se payer ses billets de concerts. Pas plus que les Américains pauvres, du reste. Surtout, on n’a jamais vu Bruce accepter de se présenter au moindre mandat électoral pour changer la cité. Maire, gouverneur, sénateur, membre du congrès, rien n’a trouvé grâce à ses yeux. Pour la cité, et donc la vie politique, Bruce ne fait, comme tout citoyen, que payer ses impôts. Ce qui est déjà bien, vu qu’il en paye beaucoup, et mieux, cela va sans dire, que certaines stars (irlandaises, pour ne pas les nommer) dont on a dit qu’ils ne dédaignaient pas une certaine optimisation fiscale hors de leur chère terre natale, pourtant déjà assez favorable sur ce plan… Mais pour résumer, les Américains pourraient aisément dire de Bruce “he can talk the talk, but he won’t walk the walk”. Il a le discours, mais pas les actes. Quant à s’opposer à Trump, qu’aurait-il pu faire ? Il est clair que c’est plus glamour et efficace de s’afficher au côté d’un Barack Obama très populaire qu’avec une Hillary Clinton assez indéfendable, ce qu’il a fait de façon assez discrète en toute fin de campagne. En fait, face à Trump, Bruce aurait peut-être pu se présenter au Congrès ou mieux, à l’élection suprême. Tout aussi novice que Trump en politique, il n’aurait pas été moins crédible, finalement, et aurait certainement été beaucoup plus fédérateur. Mais c’est sûr que c’est plus difficile et plus ingrat que de juste surfer sur le sujet. En réalité, qu’a-t-il fait ? Il s’est montré à de nombreuses reprises à la Maison Blanche, ajoutant sa bobine à une longue liste de célébrités qui sont justement ce que, à tort ou à raison, l’Amérique d’en bas que Springsteen a si souvent chantée a voulu renvoyer chez elles en votant pour Trump.

Comment définirais-tu ce livre en quelques mots ?
Une agréable narration qui lève une partie du voile sur un des artistes les plus complexes et intéressants de sa génération… pour 24 euros.

Si tu devais citer 3 mots qui caractérisent Springsteen ?
Complexe. Talentueux. Humain.

Propos recueillis par Grégoire Laville

Loin de l’univers du rock, Hughes Barrière travaille en ce moment à l’écriture de Mielvaque, imposteur romantique de la IIIe République, « biographie inédite et incroyable mais vraie d’un ancien député de la Corrèze à la fin du XIXe siècle, mélange de Rastignac, Arsène Lupin et Cyrano de Bergerac. Un personnage de roman dans la vraie vie, à la fois louche et brillant. »

Born to Run, éditions Albin Michel. Traducteur : Nicolas Richard, 500 pages, 24€

Lire la chronique de « Born to Run »

Photo Hugues Barrière : D. David


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