A presque 79 ans, Gabriel Matzneff est toujours un auteur prolixe. Trois de ses livres paraissent simultanément. Un journal intime : Mais la musique soudain s’est tue, un roman : La lettre au capitaine Brunner, et la réédition en poche de son dictionnaire philosophique : Le taureau de Phalaris. Rare dans les médias, l’écrivain d’origine Russe est l’un des derniers « monstres »  de la littérature francophone. Bretagne Actuelle l’a rencontré. Interview exclusive.  


Jérôme Enez-Vriad : En préface de Mais la musique soudain s’est tue, vous expliquez qu’il ne s’agit pas d’une suite à vos Carnets Noirs mais plutôt du journal de votre crépuscule…
Gabriel Matzneff : Je me suis sans doute mal exprimé. Je voulais simplement préciser que l’ouvrage intitulé Carnets noirs a un début et une fin, que le premier mot en a été écrit en 1953 et le dernier en 2008 ; qu’il est à présent achevé, comme peut l’être un tableau que le peintre considère comme terminé et qu’il signe. Ensuite, cela va de soi, le peintre peindra d’autres toiles. Eh bien, pour un écrivain, c’est la même chose. Mais la musique soudain s’est tue est un journal intime ; cependant, il n’appartient pas au cycle des Carnets noirs, c’est une autre œuvre.

Vous dites espérer « que ce livre intéressera les psychologues de la décadence ». Nonobstant une certaine truculence, votre vie paraît désormais sage et moins dissolue…
GM : Ah oui ? Je vous parais assagi ? C’est l’impression que je vous fais ? C’est la première fois qu’on me dit ça et j’en suis enchanté, car d’habitude les journalistes mettent surtout l’accent sur mon non-conformisme et ma vie « sulfureuse ». Grâce à vous je vais devenir blanc bleu, alléluia !

Dans La lettre au capitaine Brunner, nous retrouvons votre héros, Nil Kolytcheff, pour la cinquième fois. Etait-il incontournable à l’histoire plutôt qu’un nouveau personnage ?
GM : On retrouve Ni Kolytcheff, on retrouve aussi son amante Constance, son cousin Cyrille, ses amis le père Philippe Carderie, le moine Guérassime, le cinéaste Raoul Dolet et son ex-amante Mathilde, le couple lesbien formé par Nathalie et Lioubov, les évêques Spiridon et Théophane. On retrouve dans ce neuvième roman le petit monde de Gabriel Matzneff, comme on retrouve dans les derniers albums de mon ami et maître Hergé, son petit monde, Tintin, Haddock, la Castafiore, Tournesol, les Dupont-d, etc. Cela dit, c’est évident, chacun de mes romans peut être lu séparément, il forme un tout, de même qu’il n’est pas besoin d’avoir lu Le Sceptre d’Ottokar ou Le Secret de la licorne pour lire Tintin chez les Picaros.

Nil Kolytcheff a toujours projeté ses défaites amoureuses comme de véritables trophées de liberté. L’amour doit-il systématiquement être envisagé comme une prison ?
GM : Peu de romanciers ont exprimé la douleur, le déchirement, la blessure inguérissable que constituent certaines ruptures amoureuses avec autant de force que je l’ai fait dans des romans tels que Isaïe réjouis-toi et Ivre du vin perdu. Cela dit, si horriblement douloureuse que puisse être parfois une rupture, il arrive, lorsqu’on se retrouve seul, que l’on éprouve un sentiment de liberté, de délivrance. Ces deux sensations ne sont pas antinomiques.

Il y a aussi Nathalie et son amie Lioubov qui décident de se marier à Rome. Etes-vous pour le mariage homosexuel ou est-ce une posture romanesque ?
GM : Qu’entendez-vous par « posture romanesque » ? Je ne comprends pas. Je suis un romancier, je crée des personnages, je les fais vivre. Grâce à la loi récemment votée à Paris, Nathalie et Lioubov qui vivent en Italie mais sont françaises, décident, d’utiliser cette liberté nouvelle et de se marier. Ce désir de mariage et le mariage lui-même sont un des thèmes de mon roman et j’ai eu beaucoup de plaisir à écrire ces pages. Quant à mon opinion personnelle sur le mariage, hétéro ou homo, il est en l’occurrence de peu d’importance. Si néanmoins cela vous intéresse, J’ai été marié une fois et ce mariage m’a inspiré le plus autobiographique de mes romans, Isaïe réjouis-toi.

Plusieurs thèmes sont évoqués dans ce roman, entre autre un secret de famille rattaché à la seconde guerre mondiale, mais le véritable sujet n’est-il pas la liberté de vivre comme on l’entend ?
GM : Oui, il y a ce terrible secret de famille qui donne son titre au roman (le capitaine SS Aloïs Brunner fut le bras droit de Himmler, le chef du camp de Drancy dans la France occupée), il y a aussi l’amour, l’amitié, le soleil de l’Italie, la vie monastique, le refus de l’ordre moral, la passion de la liberté. Qu’ils soient libertins ou religieux, mes personnages sont des rebelles, des francs-tireurs.

Le Taureau de Phalaris est réédité en poche. Les trois mots les plus évoqués dans ce dictionnaire philosophique sont : amour, littérature et syncrétisme. Peut-on les considérer comme la « trinité » matznévienne ?
GM : Je suis d’accord pour l’amour et le syncrétisme. En revanche, je préfère remplacer le mot « littérature » par ceux de « création », de « beauté ». Le Taureau de Phalaris, outre les services qu’il rendra aux lycéens qui préparent leur bac de philo, est un vade-mecum, un traité sur l’art de vivre, et son format poche me semble idéal lorsqu’on a un avion, un bateau ou un train à prendre ; c’est un bouquin pour les voyageurs.

Quid désormais du syncrétisme de la décadence de vos amours décomposées ?
GM : Mes amours ne sont et ne seront jamais décomposées, puisque je les ai fixées, éternisées dans mes poèmes, mes romans, mon journal intime. Tel est précisément le sens que Baudelaire donne à cette expression dont, comme vous le rappelez, j’ai fait le titre d’un de mes livres. L’écrivain est le scribe de la mémoire. Il n’oublie rien car il note tout. C’est pourquoi les barbares, dont le but est de lobotomiser les peuples, brûlent les livres. Leur ennemi numéro un, c’est la mémoire. Du passé, ils veulent faire table rase.

Vous citez Nietzsche selon qui « le christianisme, la syphilis et l’alcoolisme sont les trois grands fléaux de l’histoire sanitaire de l’Europe ». Quels sont les fléaux d’aujourd’hui ?
GM : Vous feriez du tort à Nietzsche en prenant au pied de la lettre cette boutade. Aujourd’hui comme hier, et Nietzsche serait d’accord avec moi sur ce point, le pire des fléaux est la bêtise. Pour ne prendre que deux exemples, la criminelle politique étrangère des Etats-Unis (pour ses guerres en Irak, en Afghanistan, en Libye, on devrait traîner George Bush devant un tribunal international, le condamner à la pendaison) et le nihilisme ravageur de l’Etat islamique, on peut leur trouver de nombreuses explications ; mais leur fondement commun, c’est la bêtise.

Votre premier livre, Le Défi, évoque la mort ; elle est depuis l’un des sujets phares de votre œuvre et, dans Le Taureau de Phalaris, vous conseillez de se « tenir éveillé » face à elle. Etes-vous toujours un homme éveillé, Gabriel Matzneff ?
GM : Ce n’est pas à moi de le dire, ce serait présomptueux. Sur ce point, interrogez mes amis, ceux qui me voient vivre.

On a le sentiment d’une haute opinion de vous-même, en mesure de quoi se dégage paradoxalement une modestie surprenante, nourricière d’un jugement impitoyable sur votre parcours…
GM : Mes fautes, mes péchés, mes vices n’ont en soi aucune importance. Ce qui seul importe, c’est ce que j’en fais dans mes livres. Dans Mais la musique soudain s’est tue, je cite ce que Flaubert écrivait à son jeune ami Maupassant le 16 février 1880 : « Ce qui est beau est moral, voilà tout et rien de plus. La poésie, comme le soleil, met de l’or sur le fumier. Tant pis pour ceux qui ne le voient pas. » Je ne saurais mieux dire.

S’agit-il d’un jugement de l’homme sur l’auteur ou, à l’inverse, de l’auteur sur l’homme ? Lequel est le moins indulgent  avec l’autre ?
GM : L’homme et l’auteur sont indissociables, car les passions du premier sont la nourriture des livres du second.

Ceux à qui j’ai fait la confidence de vous rencontrer m’ont tous dit qu’ils vous admiraient. Que vous inspire cette reconnaissance désormais quasi-consensuelle ?
GM : Pourquoi le nier ? Elle me fait plaisir. J’ai toujours écrit mes livres avec le sang de mon cœur, ils sont tous nés d’une brûlure intérieure. Quand je découvre que des jeunes filles, des jeunes gens y sont sensibles, se reconnaissent dans ce que j’écris, cela fait chaud au cœur. Dans mes moments de désespoir, c’est un fortifiant.

Etes-vous conscient d’être l’un des derniers « monstres » vivants de la littérature francophone ?
GM : Aujourd’hui, c’est vrai. J’espère toutefois que dans la génération future (je pense à celles et à ceux qui font en 2015 leur entrée dans la vie littéraire, publient leur premier livre) se présenteront de nouveaux monstres. Sinon, la France deviendra un pays fort ennuyeux.

Si vous aviez le dernier mot, Gabriel Matzneff ?
GM : Si j’étais un politicien, je vous dirais : « Votez Matzneff ! ». Comme je suis un écrivain, je vous dis : « Lisez Matzneff ! »

Propos recueillis par Jérôme Enez-Vriad – Mars 2015
Copyright JE-V & Bretagne Actuelle 

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Mais la musique soudain s’est tue –
Journal
Editions Gallimard
517 pages – 26,50 €

La lettre au capitaine Brunner – Roman
Editions La table Ronde
205 pages – 17 €

Le taureau de Phalaris – Dictionnaire philosophique
La Petite Vermillon (Table Ronde)
340 pages – 8,70 €

Site de Gabriel Matzneff


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