Quand une professeur d’économie parle de légaliser le cannabis, la prostitution et l’immigration sauvage, on tend l’oreille. Enseignant à la Toulouse School of Economics, Emmanuelle Auriol n’a pas de recettes miracles, mais un bon sens à faire pâlir nos Hommes politiques. Intéressée par les fonctionnements des marchés non-concurrentiels, elle s’est donné pour mission de populariser l’économie en participant à de nombreuses conférences et autres débats médiatiques. Sa parole et ses arguments font mouche. Sera-t-elle entendue à l’aune des présidentielles françaises 2017 ? Et pourquoi pas par Christian Troadec !


Jérôme Enez-Vriad : Le crime organisé génère chaque année un chiffre d’affaire mondial de 800 milliards de Dollars. Est-ce une donnée stable ou évolue-t-elle ?
Emmanuelle Auriol : Ce chiffre est une approximation. Les marchés illégaux ne donnent pas lieu à des mesures statistiques précises, il est donc impossible de connaitre leur chiffre d’affaire avec certitude. Les estimations s’appuient sur des éléments disponibles comme, par exemple, l’observation satellite des surfaces cultivées en coca et pavot, ou encore les saisies de drogue aux frontières et les arrestations. L’ordre de grandeur fluctue autour de 800 milliards de Dollars.

La somme parait astronomique. Peut-on la poser en comparaison ?
EA : Ce chiffre d’affaire est supérieur à celui de l’industrie pharmaceutique mondiale. Il correspond au PIB des 90 pays les plus pauvres de la planète. C’est considérable. 

Avant d’entrer dans le cœur de l’interview, j’aimerais que vous expliquiez la différence entre dépénalisation et légalisation.
EA : Dépénaliser revient à supprimer les sanctions pénales en cas de consommation, mais pas en ce qui concerne la production ni la vente.  Légaliser est, à l’inverse, d’autoriser la vente et la consommation. A propos de tous les sujets évoqués dans mon livre, je suis pour la légalisation.

Pourquoi ?
EA : La dépénalisation est un entre-deux qui cumule les inconvénients de la prohibition et ceux de la légalisation. Par exemple, pour les drogues, dépénaliser reviendrait à dire que consommer ne tombe plus sous le coup de la loi. On encourage donc l’usage et, de fait, la criminalité puisque ce choix ne retire pas le commerce aux mains des trafiquants. Mieux vaut légaliser et organiser la vente dans un cadre réglementé, pensé et réfléchi au mieux des intérêts collectifs. Mais attention ! Légalisation n’est pas synonyme de vente libre. C’est tout au contraire un moyen pour l’Etat de reprendre le contrôle d’une situation qui lui échappe. Cette politique permet de rester maître de la qualité des produits échangés – par là-même de limiter les problèmes de santé publique (overdoses, hépatites, sida, etc.) -, mais aussi de contenir leur accès et leur prix.  A contrario, la prohibition laisse ces décisions aux mafias.   

Vous avez une théorie proche de celle du docteur Lowenstein (célèbre addictologue), selon laquelle mettre la prohibition du cannabis sur le même plan que celle de l’héroïne ou de la cocaïne, dessert la prise de conscience d’une véritable dangerosité des produits. Pensez-vous que tout légaliser aiderait à mieux s’y retrouver ?
EA : Tout dépend comment l’on s’y prend. De nombreux produits sont délivrés légalement en dépit de leur dangerosité. C’est le cas, par exemple, de la morphine qui est très addictive, et d’autres médicaments soumis à ordonnance. On pourrait donc imaginer la prescription médicale d’héroïne à des toxicomanes dans le cadre de programmes médicaux dédiés. C’est ce qu’ont expérimenté la Suisse et les Pays-Bas avec succès. La criminalité liée à la toxicomanie, le nombre de toxicomanes, et les problèmes de santé publique ont diminué suite à la mise en œuvre de ces programmes. Pour d’autres substances moins addictives, comme le cannabis, envisageons un système de distribution sous monopole d’Etat, comme c’est le cas du tabac en France. Cela permet d’appliquer une fiscalité spécifique : 80% du prix d’un paquet de cigarette est constitué de taxes. Il faut une législation propre à chacun des produits prohibés afin qu’elle exprime leur dangerosité spécifique. 

Une légalisation très taxée comme celle du tabac n’engendrerait-elle pas des tarifs prohibitifs facteurs de marché noir ?
EA : Il existe un niveau de taxe à ne pas dépasser, sinon nous basculons dans une prohibition économique qui revient à interdire le produit aux plus modestes. Elle a le même effet qu’une prohibition légale, et conduit à la résurgence d’un marché noir. 

Revenons à la légalisation du Cannabis. Vous disiez à l’instant que la France était le pire exemple de ce qu’il ne faut pas faire…
EA : La gestion de cannabis en France est un fiasco politique et sanitaire. Nous sommes un des pays d’Europe qui procède au plus grand nombre d’arrestations pour simple usage (environ 150.000 par an), et nous sommes en même temps un de ceux ayant le plus haut taux de prévalence à la consommation. Cette politique coûte cher au contribuable et mobilise notre police qui a d’autres impératifs que d’arrêter des fumeurs de joints, cela encombre l’institution judiciaire déjà terriblement engorgée, et met en danger les consommateurs qui achètent souvent des produits frelatés. Ne rien faire relève d’un laxisme scandaleux. Je propose de légaliser l’usage thérapeutique et récréatif du cannabis afin d’en contrôler la consommation, le prix et la qualité.

Existe-t-il un pays qui satisfasse votre idée de la légalisation ?
EA : Il n’est pas question d’inciter au commerce sans retenue comme cela commence à se faire dans certains Etats des USA. Disons que le modèle des Pays-Bas semble acceptable, avec des produits vendus légalement dans des Coffee-Shop, et une répression impitoyable contre les éventuels trafiquants. Il en résulte un pays où la consommation moyenne de cannabis et la criminalité liée au trafic sont plus faibles qu’en France.

Pensez-vous que les Français soient prêts pour un tel changement ?
EA : Les Français ne sont pas idiots. Ils ont conscience que la prohibition est un échec. Il faut juste se donner la peine d’exposer les faits objectivement, en expliquant les conséquences des différentes politiques. Les comparaisons internationales sont très utiles pour cela. Ce à quoi je m’applique dans mon livre.

La cocaïne est la seconde substance illicite la plus consommée en France après le cannabis. Doit-on aussi la légaliser ?
EA : Pour en contrôler la consommation et la distribution, cela me parait souhaitable. Mais comme la cocaïne est extrêmement addictive, le modèle de légalisation doit être le même que pour l’héroïne.  Elle ne devrait être accessible que sur prescription médicale, et ceux qui sont dépendants doivent être traités comme des malades, pas comme des criminels.

Voulez-vous dire que l’on vendrait la cocaïne en pharmacie ?
EA : On peut tout à fait envisager que pour se procurer certains produits l’on ait besoin d’une ordonnance médicale après une consultation non remboursée sécu, et qu’ensuite le produit soit distribué en officine, assurant des prix fixes sur tout le territoire, et une qualité constante moins dangereuse pour la santé.

Si vos propositions étaient appliquées, le chiffre d’affaire des mafias bénéficierait-il à l’économie traditionnelle ?
EA : En partie. L’Etat prélèverait des taxes, il y aurait des économies substantielles sur les coûts de répression, celait créerait un supplément d’activité économique, peut-être même des emplois, et surtout cela assécherait la demande vers les réseaux criminels.

Ces derniers pourraient proposer des produits moins chers au marché noir…
EA : C’est ce qu’ils essaieraient de faire, d’où la nécessité d’intensifier la répression à l’égard des trafiquants. Le seul moyen pour que l’état installe son monopole face au marché noir, est d’envisager la répression et la légalisation comme des politiques publiques complémentaires.

Cela suffirait-il à décourager vendeur et acheteurs « de rues » ?
EA : Pourquoi voulez-vous acheter un produit de qualité douteuse, sous le manteau au risque de finir en prison, alors que le même produit est accessible légalement avec une qualité irréprochable ? C’est la raison pour laquelle la légalisation impose de durcir l’arsenal judiciaire de manière drastique à l’encontre des trafiquants et de leurs clients. Car, et c’est bien ce qu’il faut noter (soulignez-le en gras) la légalisation ne signifie pas l’arrêt de la lutte contre les trafics. Ils existent et existeront toujours, comme pour l’alcool, le tabac, les médicaments ou les êtres humains.

Votre livre traite aussi des avantages à légaliser le commerce du sexe en accordant un statut officiel aux prostitué(e)s. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?
EA : Premier point essentiel, Pretty Woman n’existe qu’au cinéma. La prostitution est une activité principalement féminine. Il y a, certes, un pourcentage d’hommes et de transsexuels qui se prostituent pour une clientèle masculine, il y a aussi des hommes « escorts » auprès de femmes fortunées, mais la majorité des prostituées sont des femmes, dont beaucoup d’étrangères victimes d’exploitation sexuelle. La vente de services liés au sexe n’est jamais une chose anodine, raison pour laquelle je n’appelle pas à la réouverture des maisons closes. L’expérience montre que ce type de légalisation s’accompagne toujours d’une augmentation considérable du nombre de prostituées. C’est, par exemple, le cas en Allemagne, notamment des clandestines.

Que proposez-vous ?
EA : L’idée est de créer un statut officiel de type profession libérale réglementée, et de poursuivre pénalement les clients qui continueraient à avoir recours aux services de prostituées clandestines, en général des étrangères sans papiers soumises à des réseaux criminels.

Un statut officiel comme il en existe pour les médecins et les avocats ?
EA : Oui exactement, avec un ordre des prostitués qui serait en charge des questions de consentement, de sécurité, de reconversion, etc. Ce statut leur offrirait les droits et une position sociale qu’elles n’ont pas aujourd’hui, comme la possibilité de cotiser à l’assurance maladie, la retraite, etc.

En quoi cela résoudra-t-il la prostitution illégale ? Aucun pays l’ayant légalisée n’a réussi à enrayer les trafics parallèles.
EA : Précisément. L’idée est, une fois encore, de combiner légalisation et répression. Accorder un statut officiel aux prostituées, tout en intensifiant la répression à l’encontre des clients qui s’entêteraient à aller voir celles qui en sont dépourvues, permettrait de lutter contre l’exploitation sexuelle de jeunes filles étrangères par les mafias, tout en donnant un rôle social décent et protecteur aux prostituées « libres ».  

Vous proposez donc d’attaquer la demande illégale à la racine, chez le client ?
EA : En effet. Il faut affaiblir la clientèle des réseaux criminels, c’est-à-dire s’attaquer à leurs clients. Comme pour la consommation de drogue, il est impossible d’enrayer la prostitution par une politique de prohibition. Même dans les pays où ces pratiques sont passibles de la peine de mort, elles subsistent. On sait, en revanche, que les mafias ne s’attaquent pas au marché à faible potentiel économique. Avec ce statut légal de la (ou du) prostitué(e), charge au client de vérifier qu’il/elle est en règle, par exemple en s’assurant que sa carte professionnelle est valide et qu’il/elle est bien enregistré(e) à l’ordre des prostitué(e)s. Un tel statut permettra de réduire la prostitution clandestine liée au trafic d’être humain.

L’immigration est le troisième sujet de votre livre. A ce propos, vous comparez l’immigration clandestine européenne avec celle des USA, ce qui, au regard des chiffres, est intéressant et nécessaire, mais au regard de la culture et de l’histoire des deux continents apparait comme un non-sens, puisque les USA sont construits sur une immigration en remplacement d’un peuple génocidé, ce qui n’est pas le cas de l’Europe…
EA : Je ne remets pas en cause certaines évidences culturelles et historiques, mais mon propos est avant tout économique ; j’apporte ma pierre à l’édifice d’une réflexion dans la mesure de mes compétences, d’autres viendront ensuite y greffer les leurs. Dans ce contexte, je compare ce qui est comparable, c’est à dire des zones économiques de tailles et de poids économique similaires. Or, si 3,5 % de la population américaine est constituée de clandestins, en Europe ils sont moins de 1%. De même, et contrairement à ce que les gens pensent, la France est un grand melting-pot où un quart de la population a au moins un grands-parents étranger. Par ailleurs les flux migratoires les plus importants, notamment ceux au sein de l’Union Européenne, sont les flux légaux.

L’approche de l’immigration aux USA n’est cependant pas la même qu’en France.
EA : Exact. Les anglo-saxons sont communautaristes et acceptent un patchwork de cultures sous une même bannière. Le modèle français est très différent, puisque nous avons choisi un modèle d’intégration qui passe par une assimilation systématique des étrangers.

Vous dite que les pays qui comptent le moins d’immigrés sont extrêmement pauvres.        Ce n’est pas une vérité absolue puisque le taux d’immigration au Japon est d’environ 2%, idem en Corée du Sud, et ce sont des pays très riches…
EA : Oui, mais ce sont des exceptions. Les pays sans immigration sont d’ordinaires très pauvres. Prenons le Japon. Il traverse une crise économique et sociale du fait de ses rigidités. Le faible rôle des femmes, l’absence de loisir, la compétition dès l’enfance, la suprématie du collectif au détriment de l’individu, la nature spécifique des contrats de travail qui privilégient certains salariés, sont autant de barrières à l’ouverture de son économie.

Certes, mais sa culture est préservée…
EA : Jusqu’à quand ? Les japonais ne font plus assez d’enfants pour renouveler une population vieillissante. S’ils ne changent rien, leur culture disparaitra. Question de temps.

Vous proposez donc la vente de visas aux travailleurs immigrés à partir de leur pays d’origine, et de la combiner à des mesures répressives fortes contre les réseaux de passeurs de clandestins et les entreprises qui les embauche…
EA : Je propose une plus grande transparence et un plus grand contrôle des flux migratoires entre pays riches et pauvres. En ce qui regard les secteurs qui peinent à trouver des salariés, tels l’agriculture, le BTP, ou la restauration, il s’agit d’accorder des visas temporaires pour un nombre de travailleurs défini en fonction des besoins de l’emploi en France, et sans possibilité de regroupement familial. Une fois le contrat effectué, le travailleur retourne chez lui avec le pécule qu’il a mis de côté, une partie de son salaire pouvant même lui être versé à son retour afin d’éviter qu’il ne reste de manière clandestine. C’est une forme de contrat d’intérim mais à vocation internationale. Ce genre de visas existe déjà dans divers pays, comme la Jordanie, Israël ou le Canada.

Quel est l’avantage ?
EA : Le premier serait d’éviter des flux migratoires incontrôlés, les drames associés aux passages clandestins, ainsi que l’enrichissement des mafias parfois en lien avec le terrorisme. Les candidats à l’immigration pourraient s’assurer de leur passage et d’avoir un emploi à l’arrivé grâce à des bureaux de placement depuis leur pays d’origine. Le second bénéfice serait de les payer au même salaire que les Français, modulo quelques avantages sociaux. Il n’y aurait pas la possibilité de les embaucher à bas coût, voire en dessous du smic comme c’est le cas aujourd’hui, créant des distorsions de concurrence par rapport aux entreprises vertueuses, et du chômage pour les salariés légaux plus onéreux. Par conséquent, la seule raison objective de les recruter serait une pénurie de main d’œuvre ou/et de compétences, ce qui satisferait tout le monde.

En fait, vous cherchez avant tout des solutions humaines ?
EA : Je crois à la démocratie. Il faut doter l’Etat d’instruments efficaces pour faire évoluer notre société vers des équilibres plus juste.  

Puis-je résumez vos propositions en disant qu’à chaque fois : drogues, prostitution et immigration, vous proposez d’élargir le cadre des libertés, en réponse de quoi l’on durcit les lois de manière draconienne pour ceux qui ne les respectent pas ?
EA : Absolument. On légalise en se donnant les moyens de lutter efficacement contre ceux qui s’entêteraient à enfreindre la loi. Lorsqu’une solution légale existe, il n’y a plus d’excuse pour avoir recours aux services ou aux biens proposés par des criminels. Avec la légalisation, les contrevenants seront moins nombreux et plus faciles à traquer. Ainsi gagne-t-on sur deux tableaux : maitrise de la consommation et efficacité répressive, alors qu’aujourd’hui nous sommes perdants sur ces deux volets.

Vous concluez ainsi : « Les promoteurs de la légalisation ont des arguments simples. »  N’avez-vous pas le sentiment que les promoteurs de la prohibition ont des arguments encore plus simples ?
EA : Mais ils n’ont aucun argument ! La mesure du chemin à parcourir est d’entendre que « légaliser c’est encourager ». Or, prohiber c’est laissez le champ libre aux criminels. Raison pour laquelle j’ai écrit ce livre.

Certains politiques vous ont-ils demandé conseil en vue des présidentielles ?
EA : Certains, très timidement. (Sourire)

No comment ?
EA : No comment.

Si une vous aviez le dernier mot, Emmanuelle Auriol ?
EA : Si, comme l’écrivait Montesquieu dans De l’esprit des lois, « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent », alors les politiques de prohibition limitent notre liberté. Lorsque, de surcroit, elles favorisent l’émergence du crime organisé et les consommations clandestines, rien ne peut plus les justifier. 

Propos recueilli par Jérôme Enez-Vriad – Toulouse, juin 2016
© Jérôme Enez-vriad & Bretagne Actuelle 2016 –

Pour en finir avec les mafias
Un livre d’Emmanuelle Auriol
Editions Armand Collin (Collection Cursus)
224 pages – 16,90 €


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